CHARLEMAGNE, le maître de l'Europe (2024)

Un vieil empereur s'en retourne chez lui après avoir combattu les Sarrasins en Espagne. De temps à autre, il murmure à ses compagnons combien il lui tarde de retrouver la « douce France », son beau pays. Rien ne semble pouvoir l'inquiéter quand, soudain, retentit le son d'un cor venant du vallon de Roncevaux.

Écrite à la fin du XIe siècle, La Chanson de Roland est à l'origine d'un mythe tenace : Charlemagne aurait été roi de France et, par son action, il aurait donné corps à une nation tout entière. La vision du poète, pour séduisante qu'elle soit, reste trompeuse. Aucune source contemporaine n'indique que la France compose le royaume de Charlemagne ; quant à sa grande politique, elle est avant tout tournée vers l'Italie ou vers la Saxe, et ne s'intéresse que peu aux territoires qui constituent aujourd'hui notre pays.

Alors que Paris avait été la capitale de Clovis, la base de départ de Charlemagne se situe très à l'est, en Austrasie, le vieux royaume franc situé dans les bassins du Rhin et de la Moselle. C'est là que ses ancêtres ont pris leur essor au VIIe siècle, qu'ils ont accumulé des propriétés et qu'ils ont tissé leur réseau d'alliances. Et si le père de Charlemagne, Pépin le Bref, a réussi à se faire couronner roi en 751, c'est grâce au soutien d'une soixantaine de grandes familles de cette région. En 800, les parentèles austrasiennes continuent de fournir les principaux comtes et évêques du monde franc. Dans cette aristocratie d'empire, on trouve les Welfs - dont descend la famille d'Este -, les Étichonides, souche à laquelle se rattache la maison d'Autriche, et surtout les Robertiens, ancêtres directs des Capétiens. Autant dire qu'une grande partie de la noblesse médiévale est déjà formée.

IL SE POSE EN PROTECTEUR DE LA PAPAUTÉ

Pépin le Bref est un homme habile. En satisfaisant aux demandes du siège apostolique (en obligeant les Lombards à donner au pape Étienne II l'exarchat de Ravenne), il obtient que Rome légitime son usurpation du trône. En 754, le pape vient même à Saint-Denis procéder au sacre de Pépin le Bref, de son épouse, Berthe, et de son fils Charles, futur Charlemagne. L'onction du souverain à l'huile sainte, usage inspiré de l'Ancien Testament, était jusque-là pratiquée par les seuls Wisigoths d'Espagne ; repris par les Francs, ce rituel confère au souverain la fonction quasi mystique de représentant de Dieu sur la terre. À partir de Charlemagne, le sacre remplace le couronnement comme principal mode d'investiture des rois, et cela jusqu'à Charles X, en 1825. À la suite de son père, Charlemagne se pose en protecteur de la papauté. En 773-774, il accepte même d'aller guerroyer contre les Lombards pour défendre Rome. Et si le roi des Francs en profite pour annexer l'Italie, il prend soin de rétrocéder au pape une douzaine de localités. Celles-ci forment le socle des États pontificaux, un royaume dirigé par le pape, qui existera jusqu'en 1870.

SES LOIS TOUCHENT À TOUS LES SUJETS

L'État souverain du Vatican en est aujourd'hui le dernier vestige. Le cadeau est immense, et le vicaire de Rome sait exprimer sa gratitude : le 25 décembre de l'an 800, Léon III offre à Charlemagne le titre impérial. Pourtant, cette initiative pontificale semble l'irriter, car elle laisse entendre que seul le pape peut couronner l'empereur d'Occident. Un élément persistant : en 1804, Napoléon fait venir Pie VII pour procéder au sacre impérial. Malgré quelques réserves de forme, Charlemagne attache durablement son jeune empire au Siège apostolique. À ce titre, il impose à l'Église franque l'observance d'un droit canon d'inspiration pontificale ; il encourage également le développement en Gaule du « chant romain », autrement dit le chant grégorien. En échange, Léon III fait figurer Charlemagne à ses côtés sur une grande mosaïque décorant le triclinium (la salle à manger) du palais du Latran. Le lien préférentiel tissé entre le souverain et la papauté a un prix : il impose de défendre Rome, et la protection du pape demeure un argument essentiel pour qui prétend récupérer l'héritage carolingien.

À ce jeu, la France n'est pas la mieux placée, car c'est le Saint Empire qui contrôle l'Italie à partir du Xe siècle. Mais, à la Renaissance, la chaîne est renouée. Les rois de France présentent alors leur nation comme « la fille aînée de l'Église », produit d'une alliance remontant à l'aube de la chrétienté. Il est vrai qu'en son temps Charlemagne entend déjà se poser en souverain très chrétien. Et, parce qu'il considère que le droit christianise les moeurs, il légifère abondamment. Ses lois, appelées capitulaires, touchent à tous les sujets : morale matrimoniale, commerce international, lutte contre la famine, répression de l'ivresse. Elles peinent toutefois à être mises en pratique. Certes, l'empereur dépêche des équipes d'enquêteurs, les fameux missi dominici, pour vérifier si ses décisions sont bien appliquées. Mais, à partir de 802, ces missi sont tous de grands aristocrates, des hommes de réseaux qui ne semblent pas se montrer d'une grande sévérité à l'égard des officiers locaux. L'effort législatif amorcé par les Carolingiens s'interrompt d'ailleurs au milieu des années 880. Il faut attendre la fin du XIIe siècle pour qu'un roi de France produise de nouveau des textes de droit, sans lien direct avec les anciens capitulaires. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les Allemands gardent de Charlemagne l'image d'un fondateur d'institutions, alors que les Français voient en lui le conquérant et l'inventeur de l'école.

AUCUNE ERREUR DE GRAMMAIRE TOLÉRÉE

À partir des années 780, l'éducation et la culture occupent assurément une place de choix dans son coeur. Le palais d'Aix-la-Chapelle abrite un cénacle d'intellectuels, baptisé pompeusem*nt « l'Académie palatine ». Des érudits venus d'horizons divers entourent le souverain, le flattent et le conseillent. Parmi eux, l'Anglo-Saxon Alcuin, l'Italien Paul Diacre ou le Wisigoth Théodulf. En diffusant leurs travaux, ces hommes contribuent au relèvement du niveau général des études. Et quand l'Académie palatine disparaît, dans les années 830, elle demeure pour longtemps un modèle fantasmé. Au XVe siècle, l'université de Paris prétend ainsi être l'héritière de cette institution établie par Charlemagne.

Si l'empereur n'a pas fondé de véritables centres d'étude, il ordonne que tous les prêtres de paroisse tiennent une école. Une telle prescription existait déjà dans le droit canon mérovingien, mais elle ne semble pas avoir été suivie d'effet. Il reste d'ailleurs difficile d'apprécier les résultats de la politique carolingienne : au IXe siècle, le succès ou l'échec d'une réforme scolaire constituaient déjà une question de propagande... En 884, le moine Notker le Bègue invente l'anecdote de l'empereur visitant l'école du palais, félicitant les bons élèves pauvres et tançant les enfants riches paresseux. Ce récit n'a rien d'historique. Il vise seulement à édifier l'empereur du moment, Charles le Gros (881-887), arrière-petit-fils de Charlemagne. Certains choix culturels opérés vers l'an 800 ont assurément une influence sur la vie quotidienne, comme l'ordre donné à tous les clercs de corriger la langue qu'ils emploient afin de revenir à un latin correct. Partout, les livres doivent être recopiés, et aucune erreur de grammaire ne saurait subsister. Cette politique éloigne la langue savante de la langue de communication. Le latin devient une langue morte tandis que les parlers vernaculaires, qui n'ont plus de support écrit, évoluent encore plus rapidement. La première attestation du « protoroman » apparaît ainsi dans les années 840. Curieux paradoxe : en tentant de sauver le latin, Charlemagne a créé le français !

À la fin de sa vie, l'empereur s'occupe surtout d'organisation militaire. En théorie, tous les hommes libres sont encore appelés chaque printemps à se joindre à l'ost (service militaire). La dilatation de l'empire, en Italie, en Saxe, dans la plaine danubienne et en Catalogne, rend illusoire le rassemblement en un même lieu de l'ensemble des forces. Le développement de la cavalerie lourde fait perdre une partie de leur intérêt aux grands corps d'infanterie qui ont naguère fait la gloire des Francs.

LES PRÉMICES DE LA CLASSE CHEVALERESQUE

Dans les années 800, Charlemagne propose donc que, pour s'acquitter du service militaire, trois hommes libres s'associent pour payer les dépenses d'un quatrième, qui est le seul à se rendre à l'ost. Les « aidants » continuent de travailler sur leurs exploitations agricoles tandis que le « partant » dispose d'un cheval de guerre et d'un équipement militaire complet. L'empereur encourage ainsi le développement d'un groupe de cavaliers professionnels, vivant des sous-produits de la rente agricole. La classe chevaleresque est en gestation. Le monde de Charlemagne, loin d'être cette renaissance de l'Empire romain qu'ont décrite ses promoteurs, porte les germes de la mutation féodale. Tous les comtes carolingiens sont des agents de l'État, déplaçables ou révocables à volonté, mais aussi des vassaux de l'empereur. En échange de cette fidélité à leur seigneur, ils reçoivent un lot de terres, le bénéfice, qu'ils conservent à titre viager. Le fief n'est pas loin. Et comme Charlemagne a tendance à remettre la fonction d'un comte défunt au fils de celui-ci ou à un membre de sa famille, l'hérédité des charges publiques est elle aussi en marche.

UN EXTRAORDINAIRE CHARISME PERSONNEL

Car l'aristocratie d'empire est puissante et, contrairement à une légende tenace, Charlemagne n'a pas été un souverain incontesté. Toute sa vie, il lui a fallu ménager les Grands, qui avaient offert le trône à sa famille en 751. Pour ce faire, il a épousé leurs filles et soutenu leurs causes ; il leur a octroyé des titres et distribué des terres. Sans doute le grand Charles dispose-t-il d'un extraordinaire charisme personnel, que chacun lui reconnaît. Mais son royaume n'est pas un monde d'ordre absolu ; c'est un espace mouvant, fait de liens institutionnels, mais aussi de fidélités privées, tenu à bout de bras par un mélange de force, de ruse et de compromis. Moins qu'un empereur antique, Charlemagne annonce le modèle du roi de France médiéval.

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